Lettre de Madame de Sévigné à Madame de Grignan
Aux Rochers cette fin du mois de mai.
À madame de Grignan,
Je vous sais, ma bonne, impatiente d'avoir rapport de mon escapade en terre provençale au hameau de La Londe.
À l'appel du prévôt général de notre confrérie, je vins donc assister au convent général annuel.
Me trouvant à prendre les eaux à Aix pour tenter de soigner mes douleurs, je jugeai donc la distance raisonnable à supporter pour ma pauvre carcasse qui n'en peut mais de me transporter. Et fouette cocher, me voilà partie pour ce village où j'arrivai vers 4 heures de relevée. Nous fumes logés dans des petites maisons ma foi fort confortables.

Après la réunion du chapitre, le doyen de l'assemblée, le vidame André, par ailleurs bailli d'honneur de la région Provence, nous souhaita la bienvenue en un madrigal, ma foi fort bien tourné, et, le croirez-vous, une chansonnette qu'il avait lui-même composée à la gloire de notre corporation, le tout eut un grand succès et fut copieusement applaudi. Le prévôt général lui remit la médaille d'or de notre confrérie.

Ensuite, ce furent les agapes de style provençal. Mais là, je me dois de vous rapporter une bien curieuse coutume. Au lieu de manger à table servi par des gens, chacun se doit de se lever et de parcourir la farandole des mets étalés sur des crédences et de se servir par soi-même. J'ai trouvé cette coutume amusante même si elle peut vous inciter à vous servir plus que copieusement ou à vous resservir d'un plat qui vous aura plu. Gare à la gourmandise! Enfin, vers 9 heures, j'allai m'aliter pour me remettre du voyage.
Le lendemain nous partîmes en coche à visiter les environs et notamment la charmante bourgade d'Hyères. Je ne saurais vous énumérer tout ce que l'on put voir.

Je retins que notre bon roi Louis le neuvième débarqua en ce lieu au retour de la 7e croisade. Au cocher était adjointe une dame fort instruite et très diserte qui nous commentait les particularités des lieux traversés. Comme elle était fort savante en botanique, elle nous décrivait toutes les espèces végétales que nous croisions sur notre chemin, ceci à la grande satisfaction de certaines de mes consurs fort versées sur la question. Quant à moi, vous connaissez mon ignorance en cet art et je me tins coite tout au long du voyage.
Pendant ces visites, nos confrères délégués des provinces, réunis en états généraux travaillaient à l'amélioration de la charte de notre confrérie et entendirent rapport des confrères en charge de nos services.
Nous fîmes ensuite honneur à un repas bâti autour d'un mets provençal dénommé aïoli, constitué par du poisson cuit au court bouillon accommodé d'une sauce aux œufs relevée par force ail et accompagné de légumes.
Après ce repas nous voici repartis, toujours en coche, pour la visite d'un village lacustre sis à quelques lieues de notre résidence. Nous empruntâmes, pour ce faire, une route côtière ce qui nous permit d'admirer la Méditerranée d'un bleu azur à vous damner, vous qui prisez tant cette teinte. Arrivés sur place, nous fîmes une promenade en barque, le croyez-vous ma bonne, j'en fus, malgré mon peu de gout pour tout ce qui flotte, promenade qui nous permit de découvrir ce village entièrement bâti sur des canaux. Le retour se fit cette fois par un chemin forestier à travers le massif des Maures ainsi nommé par altération d'un mot du patois encore en usage en ce pays et qu'on peut traduire en notre langue par sombre. Revenus au bercail vers 6 heures de relevée, juste pour la réception des autorités locales et la proclamation des résultats de l'exposition copieusement arrosées au vin de Champagne. Nous eûmes droit, comme il se doit à quelques discours, ma foi, bien tournés. Ensuite, ce fut le repas festif cette fois servi à table par des gens et non à notre convenance. Je ne vous fais pas le détail des mets compte tenu de votre propension à la gourmandise qui, je le crains, ne fait que croître depuis votre jeunesse. Au cours de ces agapes, nous eûmes droit à une attraction insolite: la chanson composés par notre doyen André exécutée cette fois par un chœur de notre province et repris par toute l'assistance. Il se murmure çà et là que cette chanson deviendrait l'hymne de notre confrérie et qu'André envisagerait d'entamer une carrière de troubadour. Baliverne, sornette et même coquecigrue !!!
Enfin, le troisième jour ce fut la grande aventure de ce congrès : la découverte de l'ile de Porquerolles sis en l'archipel des iles d'or appelées également du Levant.

La traversée se fit sur une nef spécialement affrétée par notre confrérie. Je dois vous avouer que je vous en parle que par ouï dire, ma pauvre carcasse ayant crié à résipiscence en m'imposant un repos forcé. Ah! Ma bonne qu'il est parfois ardu de prendre de l'âge. Au retour de cette escapade, repas vers 1 heure de relevée suivi du célèbre jeu de loto que vous connaissez bien maintenant tant je vous en ai entretenu dans mes courriers relatant mes précédentes participations à nos convents.
Mais de grâce, me direz-vous, vous ne faîtes que boire, manger et festoyer en ce qui était censé être rencontres laborieuses. Que nenni ma chère enfant ! Nos délégués provinciaux ont bien œuvré et pris moult décisions dont je vous ferai grâce à l'exception d'une seule, à savoir que la prochaine assemblée du royaume se tiendrait en Charente sur la côte de beauté en une bourgade appelée Ronce près Royan. Pourrai-je m'y rendre ? Dieu seul le sait.
Sachez enfin que le dimanche qui suivit toutes ces festivités fut consacré au convent spécial de notre province et que ce n'est qu'après un ultime repas que je pus enfin prendre la route du retour. Mais trêve de bavarderie !
Cette missive que je vous fais tenir par l'ordinaire me précédera de quelques jours car il est dans mes intentions de faire une halte à Grignan pour serrer en mes bras la turbulente tribu des Grignan et vous-même ma chère fille qui aurez tout loisir de me conter par le menu la pendaison de crémaillère en votre château remis à neuf.

Notre mère affectueuse
Marie Rabutin-Chantal Marquise de Sévigné.